Les différences d’investissement dans le projet d’autogestion sont d’autant plus légitimes qu’elles vont varier chez un même individu selon son temps de présence, ses investissements extérieurs, son évolution personnelle (idéologique, professionnelle), etc. D’autre part, selon
la forme qu’il prend et les conséquences qu’il entraîne, un très fort investissement n’est pas forcément le signe d’un bon investissement. Les dérives et les reproches sont ainsi toujours prêts à surgir. Il faut donc en permanence s’interroger sur les pratiques : la périodicité des
réunions est-elle la bonne ? l’information circule-t-elle comme il faut ? comment faire avec telle personne à temps partiel pour cause d’études ou d’enfant ? etc. Comme il arrive fréquemment qu’il n’y ait pas de solution pratique au problème posé, il faut donc un solide esprit de confiance et de coopération pour assumer provisoirement ce manque. Mais,comme dans tous les domaines, c’est plutôt
moins difficile et moins violent pour tout le monde que dans l’entreprise traditionnelle.
Il est tout à fait possible de s’investir plus ou moins en fonction de ses souhaits au sein d’une structure autogérée. Cet investissement se mesure essentiellement
en heures de travail. On peut décider d’en faire moins pour se consacrer à autre chose. Mais attention cependant à
ne pas en faire beaucoup moins que les autres pour continuer à assumer sa part de la prise en charge collective de la structure. Parce qu’on est moins présent,
moins au courant, on peut peu à peu se laisser aller à être à la remorque du collectif. Or l’autogestion est un fonctionnement gratifiant mais exigeant. Sa souplesse permet certes des horaires différenciés, mais nécessite que chacun se sente investi fortement du fonctionnement
de la structure. Prendre en charge le relationnel, interne et externe, assurer une part de la production, de la
gestion, du commercial, de la stratégie de la structure et de la conduite du projet : autant de taches qui doivent être assumées collectivement et qui imposent auto-formation et investissement personnel. C’est par l’échange et la discussion que le collectif pourra négocier un équilibre entre les souhaits des uns et des autres.
Faire taire les fondateurs ?
Une différence forte apparaît souvent entre les membres fondateurs et les autres. Elle est souvent le produit des uns et des autres. Les fondateurs ont forcément beaucoup investi pour démarrer le projet. Ceux qui arrivent ensuite éprouvent forcément soit une admiration, soit un complexe, soit un manque vis-à-vis de ces fondateurs. Pour relativiser le poids de ces derniers, il faut également constamment réinterroger l’histoire et les pratiques. Peut-être des changements importants et bénéfiques sont-ils survenus grâce à l’arrivée de nouveaux venus ? Peut-être faut-il limiter la possibilité pour les fondateurs de revendiquer leurs “ sacrifices ” initiaux ?
Il demeure néanmoins que les fondateurs bénéficient toujours d’une sorte de prestige par la mémoire complète qu’ils ont du projet. Ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose si cette mémoire est utilisée sans abus.
Enfin, si des difficultés peuvent naître de perception et d’appréciation divergentes : carnets d’adresses plus ou moins fournis, participation au démarchage commercial plus ou moins important, réussite plus ou moins grande, etc. Il faut veiller à ce que chacun apporte tout ce qu’il peut et prendre en compte la grande inégalité (sociale et psychologique) dans laquelle nous sommes dans ce type de
situation.
Et si malgré tout des leaders émergent ?
Même si les principes d’égalité sont clairs, il peut arriver que certains exercent une forme particulière de pouvoir sans forcément qu’ils le recherchent. C’est une
objection classique au fonctionnement autogéré : l’émergence de leaders “ naturels ” au sein de tout groupe humain. Difficile effectivement de récuser qu’il ne
suffit pas de décréter l’égalité pour qu’elle existe réellement.
Parce qu’ils ont créé la structure, parce qu’ils ont l’expérience du travail, de la gestion ou parce qu’ils ont toujours une suggestion à proposer ou tout simplement
une grande gueule, certains peuvent prendre en charge le devenir de la structure plus que les autres. Cela ne doit pas venir infléchir les principes d’égalité mais porter à la réflexion sur pourquoi certains se sentent “ leaders ” et pourquoi les autres les laissent faire. Il s’agit avant
tout d’une question de responsabilité collective.
Si les “ leaders ” sont convaincus de la validité des principes mis en place et ne cherchent pas à prendre le pouvoir, ils
peuvent éprouver une certaine lassitude de prendre plus que leur part de la responsabilité d’ensemble de la structure, de chercher des clients, d’en assurer le
suivi, de coordonner le travail, de s’assurer de sa qualité, de résoudre les problèmes, de prendre en charge l’animation du collectif, etc. Les exigences de la production imposent une prise de conscience et un investissement personnel relativement important. Cette prise en charge doit être le plus collective possible
pour soulager les uns et responsabiliser les autres.
Et si certains continuent à en faire plus que d’autres parce qu’ils effectuent plus d’heures de travail, sont plus angoissés ou méticuleux, tant pis pour eux. Et tant pis pour les autres qui ne s’investissent pas suffisamment dans la prise en charge collective et s’en remettent aux autres pour le pilotage implicite de la structure. Mais
si les écarts sont trop importants, l’égalité formelle, dans la prise de décision comme dans la rémunération ne sera pas longtemps tenable. Il s’agit donc d’un des
enjeux importants de l’autogestion. Le travail collectif autogéré a de nombreux avantages : On se soutient les uns les autres, on panique moins face au client,aux échéances, on se décourage moins et on subit moins personnellement l’échec., etc. Mais cela nécessite un fort engagement
et une forte cohésion tout comme une exigence et une indulgence mutuelle.