Pourquoi parler de ce livre de Thomas Piketti qui n’a rien à voir avec l’autogestion ? Parce qu’il traite des inégalités depuis deux siècles (voire trois) et que l’égalité est au cœur du projet autogestionnaire.
Nous avions brièvement rendu compte ici de son livre de 2001 Les Hauts revenus en France – Inégalités et redistributions 1901-1998. Avec Le Capital au XXIe siècle, Piketti est passé des inégalités de revenus en France au XXe siècle aux inégalités de capital et de revenus du XVIIIe au XXIe siècle dans le monde !
Pourquoi parler ici de ce livre puisqu’il ne dit pas un mot sur l’autogestion ? Comme en 2001 (plus qu’en 2011 puisque entre-temps Piketti a proposé un programme fiscal lors des élections présidentielles de 2012), l’auteur n’envisage comme possibilité que la mise en place d’un impôt sur le revenu et un impôt sur le capital, redevenus réellement progressif, à l’échelon au moins européen, sinon mondial.
Le retour aux sommets des inégalités
Mais, au-delà de cette proposition qui paraîtra limitée à beaucoup, l’ouvrage a l’immense mérite de nous montrer l’état d’une partie essentielle de la situation. Ce vaste panorama, probablement incontestable sauf dans quelques détails et faute de sources fiables, de deux siècles d’inégalités de revenus et de capital montre que ces inégalités, après une chute considérable due aux deux guerres mondiales et à la crise économique de 1929 (qui amènent la mise en place et surtout l’augmentation des taux de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur le capital), sont reparties à la hausse à partir des années 1980 pour revenir pratiquement au sommet vertigineux de la Belle Époque, « belle » de manière inégalée surtout pour les détenteurs de capitaux. Le capital privé atteint aujourd’hui 5 à 6 années de PIB dans tous les pays développés et sa répartition est extrêmement inégalitaire, beaucoup plus que celle des revenus.
Un mécanisme implacable
L’auteur montre bien aussi que cette accumulation très inégalitaire du capital n’a rien à voir avec quelque mérite entrepreneurial que ce soit. Si la proportion de « self made men » chez les milliardaires est plus forte aujourd’hui qu’en 1900, ce n’est pas dû à leur « mérite » mais au pur mécanisme d’accumulation. Si Bill Gates commence sa fortune par son activité (cette proposition est déjà discutable, mais admettons-la pour l’exemple), le triplement de cette fortune ces 15 dernières années n’a rien à voir avec cette activité puisque ce triplement est exactement le même que celui de la fortune de Liliane Bettencourt sur la même période, alors même qu’elle n’a jamais rien fait de sa vie. Il s’agit simplement de la capacité de ces énormes capitaux à capter des rendements extrêmement élevés, sans commune mesure avec nos livrets A. Et le grand mérite du livre est de montrer statistiquement l’ensemble du mécanisme, et pas seulement par des exemples comme ci-dessus.
Pas d’économie sans histoire
Piketti est un des rares économistes qui est en même temps un historien. Et un tenant d’une des meilleures école historique que la France ait eu : celle de l’histoire sérielle, celle de la longue durée, celle des Annales, à laquelle il rend d’ailleurs hommage à plusieurs reprises. Elle nécessite énormément de place, mais Piketti arrive à nous faire « avaler » ses 1000 pages sans difficulté (ou presque) tant l’information est passionnante et essentielle.
Il n’y as pas que l’impôt social-démocrate !
De ce fait, on arrive à passer sur le parti-pris uniquement social-démocrate de l’auteur. L’anticommunisme est chez lui comme « naturel », il en suggère même l’évidence à plusieurs reprises. Et cet anticommunisme n’est probablement pas tant dû à l’échec de l’Union soviétique, qu’à l’incapacité de Piketti à imaginer autre chose que la stricte propriété privée des moyens de production et des mécanismes de marché du capitalisme, dont les excès et les dangers pour eux-mêmes doivent être limités par l’impôt. Les nationalisations sont un instant évoquées, mais c’est simplement dans le cadre de l’analyse de l’évolution du capital public parallèlement au capital privé. Et les mots « économie sociale » ou « tiers secteur » ne sont jamais prononcés. Or, avec toutes les limites qu’elle a et toutes les critiques qu’on peut lui formuler, l’économie sociale est tout de même, en son principe, une vraie remise en cause de la propriété privée et de l’accumulation privée du capital. Et depuis plus d’un siècle, l’économie sociale a montré son importance économique et sa pérennité.
En tout cas, avec le capital au XXIe siècle nous avons affaire à forte partie !
Thomas Piketti, Le Capital au XXIe siècle, Le Seuil, 2013, 976 pages, 25 euros