Les Intellectuels contre la gauche – L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981)

Où l’autogestion servit d’alibi à l’antitotalitarisme.

Où l’autogestion servit d’alibi à l’antitotalitarisme.

L’ouvrage ne porte pas sur l’autogestion mais, comme son sous-titre l’indique, sur l’antitotalitarisme des années 1970. Néanmoins, l’autogestion y est souvent mentionnée comme corollaire de l’antitotalitarisme. En plus c’est un excellent livre qui interroge toute une génération.

Un livre très documenté

C’est un ouvrage très fouillé, très documenté et nuancé sur l’« invention » de l’antitotalitarisme en France dans les années 1970. Essentiellement deux revues, Esprit et Tel quel, un hebdomadaire, Le Nouvel observateur, et la plupart des anciens dirigeants de la Gauche prolétarienne vont développer la thématique antitotalitaire jusqu’à l’obsession. D’abord à travers le soutien aux dissidents des pays de l’est, tout particulièrement à partir de la parution de L’archipel du Goulag, puis à travers des ouvrages, notamment ceux des « nouveaux philosophes ».

Bien entendu, l’auteur rappelle que la thématique antitotalitaire et la critique du « socialisme réel » avaient commencé dès le début de la Guerre froide et, outre les grandes polémiques (Kravchenko, Budapest…), relève particulièrement le travail de la revue Socialisme ou barbarie. Ses fondateurs, Castoriadis et Lefort, continuent d’ailleurs leur réflexion durant toutes les années 1970 et au-delà. Il en va de même de la revue Les Temps modernes dont les positions sur le sujet seront variables.

Bien entendu, l’auteur n’oublie pas de faire la place qui leur revient à des intellectuels hors organisations ou revues et aussi divers que Michel Foucault, François Furet (quoi que grand collaborateur du Nouvel observateur), Bernard Kouchner, Bernard-Henri Lévy, etc.

Il est important de lire l’ouvrage avec beaucoup de soin pour voir à quel point les positions des différents acteurs peuvent avoir été diverses, voire opposées. L’auteur ne masque rien, mais la nature du livre et son titre, Les intellectuels contre la gauche, peuvent entraîner une lecture biaisée. En réalité, pour prendre un exemple caricatural, Castoriadis n’a évidemment rien à voir avec BHL, aussi bien sur l’analyse politique que comme penseur. Seul le sous-titre de l’ouvrage, L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), explique leur présence respective.

Antitotalitarisme, anticommunisme ou antisoviétisme ?

En dépit de ces grandes qualités, la thèse centrale de l’ouvrage paraît un peu faible : l’objectif principal de cette flambée d’antitotalitarisme en France aurait été de contrecarrer le succès électoral de l’Union de la gauche et son arrivée au pouvoir ; non seulement à cause du parti communiste mais aussi à cause du parti socialiste, ce dernier subissant aussi la « tentation totalitaire ». Or, les textes pour illustrer ce dernier point sont rares et il relève plutôt de l’affirmation de l’auteur.

Si critiques il y avait du PS, elles n’avaient pas trait à son éventuel totalitarisme. C’était essentiellement une critique de Mitterrand et une critique du programme économique ; les deux pouvant aller aisément de pair chez les Rocardiens pour lesquels Mitterrand rappelait trop la guerre d’Algérie et la SFIO en même temps qu’une politique économique plus ringarde à leurs yeux que totalitaire.

Si il s’est agit de contrecarrer l’union de la gauche, c’est parce que cette union se faisait avec le PC et il s’agissait plus d’anticommunisme et d’antimarxisme que d’antitotalitarisme. Si l’auteur souligne bien la faiblesse heuristique du concept de totalitarisme, il ne va pas jusqu’à dire qu’il n’est que le masque d’un anticommunisme virulent. D’autant plus que le PC était jugé responsable de l’échec de mai 68.

L’analyse manque également la distinction forte entre l’anticommunisme simple qui mènera à droite (ou à la droite du PS) nombre d’anciens membres de la GP et d’autres intellectuels et la critique du « socialisme réel » par les fondateurs de Socialisme ou barbarie, sans parler de gens qui ne sont pas évoqués dans le livre (parce qu’ils n’ont jamais relevé de l’antitotalitarisme) comme les trotskistes ou les libertaires.

Enfin, l’ouvrage manque de souligner que l’antitotalitarisme n’est tout de même essentiellement le fait que d’une partie, certes importante, des intellectuels. Et qu’il s’agit pour la plupart de philosophes. Les sciences sociales sont massivement absentes, à l’exception notable de l’historien François Furet. Même si, évidemment, on trouve dans le soutien aux dissidents des ethnologues, des historiens, des sociologues, etc. ce ne sont jamais des théoriciens de l’antitotalitarisme.

Les intellectuels contre les classes populaires ?

Il convient de distinguer entre différentes composantes des intellectuels de mai 68 et des années 1970 et, outre qu’il faudrait inverser titre et sous-titre de l’ouvrage, ce sous-titre devrait être alors « DES intellectuels contre l’UNION de la gauche ». Pour autant (et en allant au-delà du simpliste antitotalitarisme), de critique du « socialisme réel » en Adieux au prolétariat, c’est la plus grande part des intellectuels formés des années 1960 aux années 1980 qui ont abandonné à leur sort, c’est-à-dire à l’offensive libérale, les catégories populaires. Pour beaucoup, l’« ennemi principal » était l’Union soviétique et le PC ; une fois détruit, les masses, le peuple, pourraient enfin aller vers la construction d’une société meilleure. L’URSS et le PC ont disparu et on voit ce qu’il en est.

L’auteur indique que l’antitotalitarisme a disparu au profit du post-modernisme d’une part et du républicanisme universaliste d’autre part. On peut pourtant penser que l’anticommunisme est toujours bien là (un peu comme l’antisémitisme sans juifs) et est brandi à toute occasion. En outre il s’est surtout complété du concept de populisme qui permet aujourd’hui d’expliquer tout et n’importe quoi, et toujours de renvoyer les classes populaires à leur incompétence et à leur illégitimité.

Et l’autogestion dans tout ça ?

L’autogestion est évoquée à l’occasion de la décision des dirigeants de la GP de dissoudre l’organisation. L’une des principales causes de cette décision est ce qui s’est déclenché à Lip : le plus important et le plus emblématique mouvement populaire s’est passé en dehors de toute présence, de toute influence, de la GP. Belle lucidité !

Plus fondamentalement, l’autogestion est mentionnée à de nombreuses reprises comme le corollaire indispensable de l’antitotalitarisme. Si l’on souhaite toujours l’instauration d’une société socialiste mais qui échappe aux logiques de pouvoir, la démocratie directe et l’autogestion de leurs affaires par les gens eux-mêmes sont indispensables.

L’idée est bien antérieure à la vague antitotalitaire, mais celle-ci la récupère. Rapidement, pour beaucoup, simplement pour « faire bien ». Ce sera particulièrement le cas au sein du PS dans leurs luttes externes comme internes. Rapidement aussi, pour beaucoup, ce ne sera même plus évoqué, une société socialiste n’étant même plus souhaitable. Ce sera le cas par exemple des « nouveaux philosophes ».

L’auteur mentionne également ce que représente l’autogestion pour la revue Esprit. Dans un courrier à son « dauphin », le directeur explique clairement que la revue fonctionne comme une monarchie absolue : il décide seul de tout et transmettra ce pouvoir sans partage à son successeur. L’autogestion, c’est pour les autres et pour plus tard.

Michael Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche – L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), éditions Agone, 624 pages, 14 euros