Premières mesures révolutionnaires

Ces premières mesures proposées par l’ouvrage d’Éric Hazan & Kamo (1) ont beaucoup à voir avec l’autogestion.

Ces premières mesures proposées par l’ouvrage d’Éric Hazan & Kamo (1) ont beaucoup à voir avec l’autogestion.

100 pages pour décrire ce que sera l’après grand soir, c’est évidemment un peu court. D’autant plus court que pratiquement la moitié est plutôt consacrée à divers aspects de la situation mondiale.

L’effondrement est proche…

50 pages pour traiter de l’état du monde ne peuvent difficilement donner lieu à autre chose qu’un ensemble de notations impressionnistes. On sera d’accord avec rien, avec certaines choses ou avec tout, selon ses tendances politiques et sa sensibilité. D’autant que rien n’est à proprement parlé analysé et démontré, ce qui est inévitable en si peu de pages.

Il y a tout de même une toile de fond :

Le « capitalisme démocratique » est sur le point de s’effondrer, il suffit de pousser un peu. On retrouvera là le point de vue de L’insurrection qui vient, ouvrage anonyme publié par Éric Hazan aux éditions La Fabrique, désormais à lire gratuitement en ligne.

Aucune organisation politique, notamment à l’extrême-gauche, ne produit une analyse pertinente de cette situation et ne peut donc produire une stratégie adéquate. Aucune organisation libertaire n’étant citée, on peut supposer qu’elles seules échappent à cette dégradation intellectuelle. On retrouve là, dans les passages consacrés aux années 1960-1970, l’attitude de surplomb et de dédain si caractéristiques à l’époque des situationnistes et autres « autonomes » à l’égard de tous.

Mais après tout, le Manifeste du parti communiste de Marx (lui aussi à lire gratuitement en ligne) faisait à peu près le même nombre de pages, faisait le point sur la situation de l’Europe, annonçait l’imminence de la fin du capitalisme et critiquait tous les autres théoriciens socialistes. Et sa première publication resta confidentielle…

… il faut se préparer à l’« après »

Le livre a le grand mérite de rappeler que dans les situations « révolutionnaires » (acceptons provisoirement l’adjectif comme nous y invitent les auteurs), les « gens » (acceptons aussi provisoirement ce terme très neutre) sont capables d’une créativité, d’une audace, d’une capacité au changement et d’une rapidité difficiles à imaginer en situation ordinaire. Ceux qui ont vécu mai 1968 et les mois qui ont suivi ont pu voir cet effet, cette parole et cette pensée libérées, cette créativité et cette inventivité dans l’ensemble de la société, et cela même si la majorité de cette même société vote pour la réaction dès juin 1968. Bien d’autres ont pu également constater cela à des échelons moindres, dans des mouvements sociaux, des grèves, des occupations d’entreprises, des ZAD, ainsi que dans des projets collectifs de vie, de travail…

Autre mérite du livre, il n’évite pas la question essentielle de la peur du vide et de la peur du chaos amenant le retour à l’ordre qui paraissent caractéristiques de tous les processus révolutionnaires, de 1789 à la place Tahrir, en passant par 1848, la Commune de Paris, 1917, 1968…

La créativité et l’inventivité des périodes révolutionnaires impliquent qu’il est difficile d’établir un véritable programme détaillé de ce qu’il conviendra de faire « le jour d’après », mais qu’il sera impératif de faire pour contrecarrer la peur du vide et celle du chaos. Néanmoins, deux choses doivent nous guider :

Prendre des mesures qui empêcheront les retours à l’ordre, précédent ou nouveau. C’est en dehors des structures de l’ordre ancien qu’il faudra s’organiser et non pas les réoccuper.

S’auto-organiser collectivement partout, et toujours sur le principe de subsidiarité. On peut dès aujourd’hui imaginer des fonctionnements futurs en s’appuyant sur un grand nombre de pratiques actuelles.

Quelques interrogations

On regrettera la vision assez optimiste (même si on aimerait bien!…) de la révolution comme une sorte d’évaporation de l’ordre ancien, sur le modèle de la disparition de l’Union soviétique. Ce sera hélas probablement plus conflictuel. Mais après tout, c’est à une réflexion sur « le jour d’après » que l’ouvrage nous invite.

On regrettera la vision un peu « XIXe siècle » de l’État, partagée d’ailleurs par la plupart des libertaires. Elle empêche d’aborder la question essentielle de l’« État social » et de ce qu’il faudra en faire « le jour d’après ». Les développements, par ailleurs très stimulants, sur la gratuité ne peuvent suffire à répondre à la question.

On regrettera aussi que deux exemples d’expériences actuelles soient citées. Il en fallait soit beaucoup d’autres soit aucune. Si Marinaleda est très à la mode, beaucoup contestent cet exemple qui paraît reposer sur un personnage charismatique et, pour certains, discutable. Quant à résumer le plateau de Millevaches à un développement d’initiatives de jeunes depuis l’arrivée du « groupe de Tarnac » il y a 10 ans, c’est montrer une grande méconnaissance d’un territoire caractérisé par l’arrivée régulière de « porteurs de projet » alternatifs et coopérationnistes depuis maintenant 40 ans (par exemple, Ambiance bois, Champ libre, l’Atelier, le Monde allant vers…).

Enfin, on peut s’étonner qu’Éric Hazan, éditeur du Petit panthéon portatif d’Alain Badiou, ne cite pas et ne s’appuie pas sur un des textes de ce petit panthéon. Il s’agit de Critique de la raison dialectique, dans laquelle Jean-Paul Sartre traite très exactement de la question de l’incroyable créativité des moments révolutionnaires et de la question du retour à l’ordre. On trouvera une brève présentation de cette thèse pages 124-125 du document à télécharger au terme de l’article « Le Papier mâché – Un restaurant-librairie autogéré – 1978-1985 ».

(1) Kamo est évidemment un pseudonyme (pourquoi donc cet usage du pseudonyme et de l’anonymat ?!…). On peut supposer qu’il fait référence au peu connu militant bolchevik géorgien mort en 1922 plutôt qu’au personnage des livres jeunesse de Daniel Pennac (l’éponyme du personnage de Pennac pouvant d’ailleurs être ce même Bolchevik géorgien).

Pratiques collectives et culture des précédents – L’expérience de dix collectifs du territoire breton

Ce travail de réflexion sur le fonctionnement de dix collectifs autogérés ici et maintenant est trop rare pour ne pas être mentionné.

Ce travail de réflexion sur le fonctionnement de dix collectifs autogérés ici et maintenant est trop rare pour ne pas être mentionné.

Benjamin Roux prévient dés le début : « Ceci n’est pas un écrit universitaire, ceci n’est pas non plus tout à fait le travail d’un chercheur. Cet écrit est avant tout un travail de « mise au propre » d’un temps réflexif personnel sur mes pratiques et sur des pratiques collectives. » Le paradoxe c’est que ce travail risque d’être jugé comme un peu sommaire (et un peu « scolaire ») par les universitaires et un peu trop « universitaire » par ceux qui ne le sont pas. Il faut oublier ces difficultés de lecture éventuelles pour se consacrer aux questions essentielles évoquées dans cet écrit.

Pratiques collectives dans dix collectifs bretons

On survolera donc assez rapidement la première partie « à voir plutôt comme la retranscription et l’analyse d’un journal de bord de mon vécu », sauf intérêt particulier pour ce genre d’exposé, pour regarder plus attentivement ce qui concerne les pratiques collectives dans dix collectifs bretons.

L’auteur montre bien que la structure juridique à choisir, même sans fétichisme du juridique, reste une question importante de tous ces collectifs et qu’il n’y a pas de réponse unique pour tous les projets et définitive dans le temps. Association, de fait ou 1901, coopérative, scop, scic, sapo, sarl ordinaire… chaque projet cherche ce qui lui est le plus approprié, et en change éventuellement au cours de la vie du collectif.

Cette diversité est en partie le reflet de la diversité des types de projet qui peuvent se regrouper dans trois grandes catégories : « vivre autrement », « travailler autrement », « militer autrement ». Ainsi, « vivre autrement » va se traduire plutôt par des associations, de fait ou 1901, voire de SCI, tandis que « travailler autrement » pousse à réfléchir aux statuts de Scop, Scic, Sapo, etc.

Diversité et évolution aussi dans le mode de fonctionnement réel au sein du statut juridique. Gérance, fictive ou réelle ; cogérance, à deux ou plus ; prises de décisions collectives, générales ou au cas par cas ; rotation des tâches ; mode communication interne ; gestion des arrivées et des départs ; leaderships ; crises… L’analyse n’est pas toujours très approfondie et exhaustive, du moins rappelle-t-elle la diversité des situations.

La « culture des précédents »

Il s’agit du sujet qui a le plus motivé la recherche. Pourquoi y a-t-il si peu de « traces » de toutes les expériences qui ont eu lieu depuis des décennies ? Pourquoi tous ces collectifs autogérés se préoccupent-ils si peu de laisser des traces, pour eux-mêmes et pour les autres ? Quelle transmission est-elle possible ? Enfin, quelle démarche pour créer, collecter, élaborer ces traces ?

Encore une fois, on pourra juger ce travail trop rapide, il a l’immense mérite d’exister et d’ouvrir des voies de questionnements et de recherches. Il a aussi le grand mérite de montrer qu’une fois de plus, à moins d’une heure de n’importe où en France (ici c’est Rennes, mais c’est vrai partout), il existe de nombreux exemples d’activités autogérés. Il n’est donc nul besoin d’aller les chercher ailleurs, très loin dans l’espace et dans le temps. L’autogestion, c’est ici et maintenant, facilement, réellement.

En savoir plus :

Le site de Benjamin Roux, Cultivateur de précédents, où vous trouverez notamment le texte « Pratiques collectives et culture des précédents : l’expérience de dix collectifs bretons »

Projet de loi sur l’ESS : rien de nouveau pour l’autogestion

On n’attendait pas une révolution, notamment en ce qui concerne l’autogestion, du projet de loi sur l’économie sociale et solidaire. L’état du texte adopté par la commission du Sénat et examiné en ce moment par ce dernier ne laisse guère de doute.

On n’attendait pas une révolution, notamment en ce qui concerne l’autogestion, du projet de loi sur l’économie sociale et solidaire. L’état du texte adopté par la commission du Sénat et examiné en ce moment par ce dernier ne laisse guère de doute.

Il s’agit avant tout d’un grand « toilettage » des textes législatifs et réglementaires existants, sauf pour quelques points particuliers.

Définition de l’économie sociale et solidaire

Il n’existait pas jusqu’à présent de définition législative de l’ESS. C’est chose faite par le I de l’article 1er du projet de loi :

« I. – L’économie sociale et solidaire est un mode d’entreprendre auquel adhèrent des personnes morales de droit privé qui remplissent les conditions cumulatives suivantes :

1° Un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices ;

2° Une gouvernance démocratique ou participative prévoyant la participation des parties prenantes aux réalisations de l’entreprise définie et organisée par les statuts ;

3° Une gestion conforme aux principes suivants :

a) Les bénéfices sont majoritairement consacrés à l’objectif de maintien ou de développement de l’activité de l’entreprise ;

b) Les réserves obligatoires constituées, impartageables, ne peuvent pas être distribuées. En cas de liquidation ou le cas échéant en cas de dissolution, l’ensemble de l’actif net est dévolu soit à une autre entreprise de l’économie sociale et solidaire au sens du présent article, soit dans les conditions prévues par les dispositions législatives et réglementaires spéciales qui régissent la personne morale de droit privé faisant l’objet de la liquidation ou de la dissolution. »

On peut voir le verre à moitié vide : « un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices » n’interdit pas que le partage des bénéfices soit un objectif (précisons bien que faire des excédents n’est pas ici en cause, mais partager des bénéfices) ; « une gouvernance démocratique ou participative » est un terme bien vague ; la moitié des bénéfices moins 1 euro peut être distribuée aux actionnaires. Mais on peut le voir à moitié plein : le droit de propriété est très sérieusement mis en cause pas l’impartagibilité des réserves obligatoires et par le fait que, en cas de dissolution, l’actif net ne peut pas être partagé entre les actionnaires.

Comment en être ?

Le II de l’article 1er complète la définition par une liste des personnes morales correspondant à la définition. Sans autre forme de procès, les associations, les coopératives et les mutuelles sont constitutives de l’ESS. Viennent s’y ajouter « les sociétés commerciales qui, aux termes de leurs statuts, […] respectent les conditions fixées au I et poursuivent un objectif d’utilité sociale, [et] « prévoient le prélèvement [de] fraction[s] définie[s] par arrêté du ministre chargé de l’économie sociale et solidaire […] des bénéfices de l’exercice diminués, le cas échéant, des pertes antérieures, affecté à la formation [de la] « réserve statutaire » [et de] réserves obligatoires ».

La condition d’utilité sociale est définie par l’article 2 :

« Sont considérées comme recherchant une utilité sociale au sens de la présente loi les entreprises dont l’objet social satisfait à titre principal à l’une au moins des trois conditions suivantes :

1° Elles ont pour objectif d’apporter, à travers leur activité, un soutien à des personnes en situation de fragilité, soit du fait de leur situation économique ou sociale, soit du fait de leur situation personnelle et particulièrement de leur état de santé ou de leurs besoins d’accompagnement social ou médico-social. Ces personnes peuvent être des salariés, des usagers, des clients, des membres ou des bénéficiaires de cette entreprise ;

2° Elles ont pour objectif de contribuer à la préservation et au développement du lien social, à la lutte contre les inégalités sanitaires, sociales et économiques, ou au maintien et au renforcement de la cohésion territoriale ;

3° Elles concourent au développement durable, sous réserve que leur activité soit liée à l’un des objectifs mentionnés aux 1° et 2°. »

Ici aussi, on peut voir le verre à moitié vide : l’entrée dans une définition générale de l’ESS de structures commerciales qui ne respectent pas le principe « 1 personne = 1 voix », autrefois impératif de l’appartenance à l’ESS ; l’objectif prime désormais sur le fonctionnement ; les conditions sont renvoyées à des textes réglementaires et à un Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire qui changeront au gré des majorités. On peut le voir à moitié plein : l’encadrement très fort des conditions à remplir pour les entreprises commerciales voulant se prévaloir de l’ESS éloigne le risque de confusion de l’ESS avec la RSE (responsabilité sociale de l’entreprise).

Reprise d’une entreprise par ses salariés

La loi ne prévoit pas un droit de préemption comme le proposait par exemple Agir pour une économie équitable. Il s’agit d’abord d’un dispositif d’information des salariés sur les possibilités de reprise d’une société par les salariés à destination de l’ensemble des salariés des sociétés de moins de 250 salariés soumises au livre II du Code de commerce. Les salariés doivent être informés prioritairement de l’intention du propriétaire de vendre. Ils peuvent alors faire une offre de rachat dans un délai de deux mois. Il s’agit donc d’une simple priorité d’information et d’offre d’achat, mais rien n’indique un véritable droit de préemption comme le demandait AP2E où les les salariés avaient toujours priorité de rachat au fur et à mesure que les vendeurs changeaient leur prix de rachat.

Qui plus est, la loi exclut les sociétés faisant l’objet d’une procédure de conciliation, de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire du dispositif. Le projet d’AP2E prévoyait lui au contraire l’obligation pour les administrateurs judiciaires de proposer à l’appréciation du tribunal de commerce un plan de continuation de l’activité en Scop ou la cession des actifs de préférence à une Scop.

On est donc très loin du compte.

Et l’agrément des réviseurs ?

Nous avions souligné sur ce site, à deux reprises (« Comment créer votre scop vous-mêmes » et « Révision coopérative : un symptôme du fonctionnement de l’État et du mouvement coopératif »), le flou dans lequel se trouvait la révision coopérative et l’agrément des réviseurs. Le flou n’est toujours pas levé puisque l’agrément est renvoyé à un décret : « Art. 25-5. – (Non modifié) Un décret en Conseil d’État fixe les conditions d’application des articles 25-1 à 25-4, et notamment les conditions de l’agrément du réviseur, de sa désignation par l’assemblée générale, d’exercice de son mandat et de sa suppléance, et de cessation de ses fonctions. Ce décret fixe également les conditions de l’indépendance du réviseur. »

Les Scop ne sont plus « ouvrières »

La CGScop (confédération générale des Scops) avait déjà modifié le sens du sigle en « société coopérative et participative », supprimant l’affreuse et ringarde référence ouvrière contenue dans le sigle d’origine « société coopérative ouvrière de production ». Les textes de loi n’avaient cependant pas été changés et légalement, les Scop étaient toujours « ouvrières ». Certes, la majorité des Scop ne sont plus « ouvrières » au sens des catégories socioprofessionnelles. Mais débaptise-t-on les chambres consulaires parce qu’elles ne sont plus constituées de « consuls » ou les prud’hommes parce qu’ils ne sont plus « preux » ? On aurait pu donc conserver l’appellation d’origine, référant à une longue histoire, et garder le qualificatif d’« ouvrière », au sens d’accomplir un ouvrage sinon une œuvre.

L’article 18 de la loi abandonne le qualificatif d’ouvrière : « Dans tous les codes et dispositions législatives en vigueur, les mots : « société coopérative ouvrière de production » sont remplacés par les mots : « société coopérative de production » et les mots : « sociétés coopératives ouvrières de production » sont remplacés par les mots : « sociétés coopératives de production ».

On notera cependant que la loi ne se rallie pas à l’option de la CGScop et se contente d’une symétrie d’appellation avec les sociétés coopératives de consommation. La « participation » dont la CGScop nous a beaucoup parlé dans ses bulletins en évoquant les mannes du général De Gaulle n’est heureusement pas retenue.

Le projet de loi relatif à l’économie sociale et solidaire adopté par la commission des affaires économiques du Sénat

également téléchargeable ci-dessous au format PDF

L’autogestion, c’est pas de la tarte !

À nouveau un livre de presque 40 ans, non réédité et disponible seulement d’occasion ou en bibliothèque. Le point d’un homme sur 25 ans de pratique autogestionnaire, bien avant 1968.

À nouveau un livre de presque 40 ans, non réédité et disponible seulement d’occasion ou en bibliothèque. Le point d’un homme sur 25 ans de pratique autogestionnaire, bien avant 1968.

Le complément de Faire des hommes libres – Boimondau et les communautés de travail à Valence

Après le récit d’une enfance très pauvre dans la montagne savoyarde et d’une jeunesse très turbulente à Paris, entre anarchisme et communisme, l’essentiel du récit de Marcel Mermoz est constitué de sa participation à la communauté de travail de Boimondau. Il est donc très recommandé de lire avant Faire des hommes libres – Boimondau et les communautés de travail à Valence pour connaître globalement l’histoire et le fonctionnement de Boimondau. Le livre de Marcel Mermoz est alors un témoignage de l’intérieur qui apporte des éclairages sur la réalité du fonctionnement de Boimondau et leur conception de l’autogestion avant même que le mot n’apparaisse.

D’indispensables dirigeants, et de « bons »dirigeants

Pour qu’une communauté de travail fonctionne, il lui faut un chef. Élu, certes, mais un chef. Pendant son mandat, même si celui-ci est révocable à tout moment, il décide tout ce qu’il veut et les autres exécutent sans broncher, même si il consulte avant de décider. C’est le point de vue de Mermoz et c’est à l’évidence celui de Barbu, le fondateur et premier dirigeant de Boimondau.

Ce chef doit non seulement être charismatique, mais doit en quelque sorte aimer le pouvoir. Et il utilise tous les moyens, y compris la manipulation et l’abus de pouvoir de la parole, pour y arriver, s’y maintenir et faire passer son point de vue et ses décisions.

Aux yeux de Mermoz, il est clair que Boimondau n’a existé et duré que par Barbu et lui, et qu’une fois écartés l’un après l’autre, Boimondau n’a pu que péricliter.

Un projet global et pas seulement professionnel

Boimondau ne visait pas que l’organisation collective d’un groupe de travail. La communauté se préoccupait de tous les aspects de la vie de ses membres : famille, loisirs, culture, santé… et même attitudes et comportements. Cela posait des problèmes sur la fixation des rémunérations dont une part était fixée sur la productivité professionnelle, une autre sur le « mérite » social, la participation à la vie collective, et une autre sur la situation de famille. Ce souci d’« équité », au-delà de l’égalité, nécessitait des discussions et des ajustements constants.

Les femmes

Mermoz fait preuve d’une incroyable misogynie ; certains passages font dresser les cheveux sur la tête. On voit dans le livre sur Boimondau que si Barbu était moins provocateur, il avait une vision profondément chrétienne de la famille et, pour lui, la place de la femme est avant tout celle de la mère de famille.
Toutefois, il y a des femmes ouvrières à Boimondau, et surtout il y a une reconnaissance économique du travail domestique dans toutes ses dimensions. On a beaucoup discuté, et combattu, l’idée de salaire pour les mères au foyer dans la deuxième génération (celle apparue dans les années 1960-1970) du féminisme. Mais l’attitude de Boimondau échappe à cette critique : elle combat à la fois l’idée patriarcale d’un salaire masculin familial (l’homme doit faire vivre l’ensemble de sa famille avec son seul salaire), l’idée d’un salaire féminin d’« appoint » et l’idée d’un travail domestique féminin gratuit. Le travail domestique et d’éducation y est pleinement reconnu.
Néanmoins, la vision chrétienne de Barbu, la vision anarcho-communiste de Mermoz et les faits racontés laissent penser que patriarcat, misogynie et phallocratie devaient être bien présents dans Boimondau.

Continuité et discontinuité

Après avoir quitté la direction de Boimondau, Mermoz intègre la direction de la fédération des communautés de travail. Celle-ci a regroupé jusqu’à 70 structures. Généralement sous forme de Scop, les communautés de travail, par leur radicalisme, sont très en marge dans la Confédération générale des Scops. Pour autant, 70 communautés de travail, ce n’est pas rien. Or, non seulement elles sont largement oubliées, mais elles l’étaient déjà dans les années 1970 par les autogestionnaires de l’époque. Certes, l’emblématique Boimondau disparaît en 1968, mais les protagonistes du mouvement des communautés de travail étaient encore là. Aucune transmission ne s’est effectuée, sauf isolément comme la parution du livre de Mermoz en 1978.

Le mouvement est très marqué par le christianisme et les anarcho-communistes comme Mermoz y sont minoritaires ; il est donc très éloigné des partis politiques et des mouvements de la gauche radicale de l’époque. En 1965, lorsque Marcel Barbu est candidat à l’élection présidentielle, cette candidature apparaît simplement, et massivement, comme celle d’un farfelu (il fait 1 % des voix et ce sont principalement celles de ceux qui l’ont pris pour un farfelu !). Le mouvement aurait pu être relayé par la CFDT encore très marquée par ses origines chrétiennes, mais les préoccupations des syndicalistes sont très éloignées des mises en pratique des communautés de travail.

Pour autant, les communautés de travail auront été un des multiples maillons de la chaîne continue depuis les débuts de la révolution industrielle de ceux qui ont pensé qu’une autre manière d’organiser les rapports sociaux, ici et maintenant, était possible.

Marcel Mermoz, L’autogestion c’est pas de la tarte !, éditions du Seuil, 1978

La société contre l’État

Les éditions de Minuit ont réédité en poche le livre de Pierre Clastres. L’occasion de revenir sur ce double « classique », de l’ethnologie et de l’anarchisme, paru en 1974, il y a bientôt 40 ans.

Les éditions de Minuit ont réédité en poche le livre de Pierre Clastres. L’occasion de revenir sur ce double « classique », de l’ethnologie et de l’anarchisme, paru en 1974, il y a bientôt 40 ans.

Pas seulement sans, mais contre l’État

Dés le premier chapitre, Pierre Clastres présente sa thèse. L’anthropologie et l’ethnologie classiques présentent les sociétés comme évoluant progressivement vers une structuration avec pouvoir et État. Elles admettent que les sociétés primitives sont sans État, mais ce n’est qu’un stade dans un devenir. Pierre Clastres renverse la perspective : les sociétés primitives ne sont pas seulement des sociétés sans État, mais des sociétés contre l’État ; les rapports sociaux mis en place visent à éviter et à contrecarrer toute apparition de pouvoir et ainsi, même si elles n’en connaissent pas l’existence, d’embryon d’État.

On imagine l’intérêt qu’a suscité l’ouvrage, au-delà des ethnologues (déjà séduits par l’excellent Chronique des indiens Guayaqui paru dans la légendaire collection Terre humaine en 1972), chez les critiques de l’État de tout poil.

Un chef sans pouvoir

Le chapitre 2, « Philosophie de la chefferie indienne » reste dans le droit fil de la thèse initiale. Le chef de tribu indienne n’a aucun pouvoir car il ne dispose d’aucun moyen de coercition. Il n’est qu’un « faiseur de paix » lorsque des conflits apparaissent entre les membres de la tribu. Pour ce faire, il ne dispose que de ses qualités de négociateur et de son éloquence. Cette maîtrise de la parole, essentielle dans la désignation du chef, a pourtant un statut ambiguë puisqu’il semble que personne n’écoute vraiment le chef lorsqu’il parle. Enfin, le chef doit impérativement être très généreux et doit distribuer beaucoup plus qu’il ne reçoit. Si il venait au chef l’idée de contraindre un ou des membres de la tribu, la réaction serait immédiate : l’abandon du chef en tant que chef par ce ou ces membres. Clastres insiste sur le fait que cette mise à l’écart de la société du chef dénué de tout pouvoir n’est pas un « hasard » mais une « volonté » de la société.

La Société contre l’État

Le lecteur peut ensuite être un peu désemparé par les chapitres suivants qui paraissent traiter de différents sujets n’ayant, apparemment, qu’un rapport plus ou moins proche avec la thèse exposée initialement. Sentiment renforcé par le fait qu’on entre dans le « dur » de l’ethnologie et que chaque chapitre est un article déjà publié dans les années 1960 dans différentes revues. Mais comme c’est intéressant et qu’il s’agit aussi, en fil rouge, d’une critique de l’anthropologie et de l’ethnologie classiques, on continue aisément la lecture.

Qu’en est-il des structures de la parenté dans les sociétés indiennes d’Amérique du sud ? Qu’en est-il de la démographie de l’Amérique précolombienne ? Quelle division du travail ? De quoi rient les indiens ? Quelle pensée religieuse et quel rôle des chamanes ? Quel rôle des rites d’initiation de passage à l’âge adulte ? Autant de chapitres apparemment divers mais dont les conclusions vont être reprises brillamment dans le chapitre terminal, « La Société contre l’État », éponyme du livre.

Clastres reprend d’abord l’analyse économique et technologique des sociétés primitives développée notamment par Sahlins dans Âge de pierre, âge d’abondance (Gallimard, 1976) : dans les sociétés primitives, on travaille peu et on ne recherche pas de nouvelles technologies, parce que les besoins sont réduits à l’essentiel et qu’il n’y a aucun souci d’accumulation ; la nature est assez « généreuse » pour fournir, presque au jour le jour, ce dont on a besoin. Mais Clastres ne considère pas que cette dimension économique soit essentielle quand à la question de l’État. Des sociétés avant le néolithique et après le néolithique, mais aussi avant et après la conquête de l’Amérique, peuvent être des sociétés sans État, et ceci même si leur « mode de production » a pu changer. C’est donc une dimension proprement politique qu’il faut analyser pour comprendre l’apparition de l’État dans toutes les sociétés avec État et qui ont toutes été auparavant sans.

Mais alors, comment apparaît le pouvoir politique dans des sociétés qui se sont construites, non pas sans, mais contre ? Clastres reprend alors les différents points de son analyse de l’absence de pouvoirs dans la société primitive et donne en plus des exemples de tentatives de prises de pouvoir par des chefs (toujours à la suite de guerres) qui ont totalement échoué car la société primitive est bien construite contre le pouvoir et l’inégalité. Rien ne permet donc l’apparition d’un « vrai » chef ni celle de différentiation de groupes sociaux au sein de la société primitive. Alors, « D’où vient le pouvoir politique ? Mystère, provisoire peut-être, de l’origine. » Clastres suggère tout de même que une grande partie de l’explication pourrait tenir à l’évolution démographique des tribus indiennes qui, en grossissant, verraient évoluer le statut de leurs chefs, mais aussi, paradoxalement, de ceux qui tentaient de s’opposer à cette apparition du pouvoir, les chamanes.

Absence du pouvoir?…

N’étant pas anthropologue ou ethnologue, il est difficile de discuter les informations contenues dans l’ouvrage de Clastres. Néanmoins, en simple lecteur ordinaire, on peut se poser quelques questions.

Tout au long du texte, ces sociétés sont constamment valorisées. Pas seulement pour contrecarrer l’anthropologie et l’ethnologie classiques dévalorisantes à leur égard, mais en soi, pour leur refus du pouvoir et leur égalitarisme fondamental. Or, Clastres, pour mener sa démonstration, décrit nombre de faits, sans les interroger, qui sont extrêmement troublants.

Ainsi, il apparaît dans le livre que le chef, prétendument sans pouvoir, en récupère l’intégralité en cas de guerre ou de famine. Son pouvoir devient alors absolu. Serions-nous dans la métaphore habituelle des anti-autogestionnaires de l’indispensable chef d’orchestre pour faire de la bonne musique ou, mieux encore, dans celle du capitaine dans la tempête dont le pouvoir ne peut être partagé, au risque du naufrage ?

De même, dans ces sociétés prétendument sans pouvoir, le livre montre des chamanes susceptibles d’entraîner des foules sur des centaines de kilomètres jusqu’au bord de la mer pour les amener au paradis. Et la mer ne s’ouvrant pas, ce n’est bien entendu pas la « compétence » du chamane, source de son pouvoir, qui est mise en cause mais le manque de foi du commun des mortels… Il est vrai que Clastres, à la toute fin du livre, suggère que dans le discours des prophètes gît peut-être le discours du pouvoir.

Dans ces sociétés prétendument sans pouvoir, le livre montre, non pas une simple division du travail, mais bien une domination et une exploitation des femmes, objets de l’échange exogamique d’une part et d’autre part agricultrices infatigables tandis que le « guerrier » se prépare à ou se repose de la chasse et de la guerre, toutes deux très intermittentes. Certes la démocratie athénienne était déjà quelque chose, même si elle était greffée sur un système esclavagiste et excluait les femmes ; certes le suffrage universel masculin a été une grande conquête ; mais tout de même, il est troublant en 1974 de pratiquement décerner un brevet d’anti-pouvoir et d’égalitarisme à des sociétés où règne une telle « valence différentielle des sexes » ou une telle « domination masculine ».

… mais certainement pas absence de coercition par la norme

Plus troublant encore est le fait que Clastres ne se pose que la question du pouvoir sous sa forme de délégation et jamais sous celle des normes. Or, celles-ci apparaissent très fortement et très violemment. Ainsi, dans le chapitre sur l’homosexuel, celui-ci ne peut exister que si il devient complètement une femme en en assumant tous les rôles et toutes les fonctions. Celui qui, probablement non homosexuel, faillit dans son rôle de guerrier mais ne veut pas être rangé du côté des femmes est l’objet de railleries et de harcèlement. Donc, pas d’homosexuel sans être une femme et pas d’homme sans « virilité ».

Très troublant également, le chapitre sur l’initiation extraordinairement violente à l’âge adulte dans les tribus indiennes. Cette initiation est uniquement présentée par Clastres comme un apprentissage de l’égalité de tous dans la tribu et du refus de l’instauration du pouvoir. Or, les rites d’initiation du passage à l’âge adulte sont probablement une des choses les plus répandues dans tous les types de sociétés, avec ou sans pouvoir, avec ou sans hiérarchie, avec ou sans État. Et on ne voit pas ce que l’extrême violence dans ce domaine des tribus indiennes peut avoir à voir avec l’inculcation d’un égalitarisme fondamental. Ces rites sont généralement analysés comme l’inculcation et l’acceptation des normes sociales par les jeunes devenant adultes. L’extrême violence de ces rites dans les tribus indiennes pourrait plus simplement se traduire par une extrême prégnance et violence des normes de ces tribus.

Enfin, et peut-être surtout, à la toute fin du livre (page 180), comme pour couronner son éloge de la société primitive dans son refus de l’État, Clastres écrit :
« La propriété essentielle de la société primitive, c’est d’exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c’est d’interdire l’autonomie de l’un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c’est de maintenir tous les mouvements internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la direction voulues par la société. La tribu manifeste entre autres (et par la violence s’il le faut) sa volonté de préserver cet ordre social […]. Société donc à qui rien n’échappe, qui ne laisse rien sortir hors de soi-même, car toutes les issues sont fermées. »
Cela laissera probablement nombre de lecteurs perplexes sur les bienfaits de ce type de sociétés.

Ces quelques questionnements ne visent que l’éloge appuyé et constant que fait Clastres de ces sociétés primitives ; éloge qui, 40 ans après la publication de l’ouvrage, apparaît un peu, osons le dire, comme celui d’un mâle hétérosexuel peu gêné par des normes sociales qui ne le défavorisent pas trop. Mais l’ouvrage garde toute sa valeur et son importance aussi bien scientifique que « militante », d’autant qu’il est lisible par tous et passionnant.

Pierre Clastres, La Société contre l’État, éditions de Minuit, collection Reprise, 2011 (première édition, 1974), 9 euros