Ces premières mesures proposées par l’ouvrage d’Éric Hazan & Kamo (1) ont beaucoup à voir avec l’autogestion.
100 pages pour décrire ce que sera l’après grand soir, c’est évidemment un peu court. D’autant plus court que pratiquement la moitié est plutôt consacrée à divers aspects de la situation mondiale.
L’effondrement est proche…
50 pages pour traiter de l’état du monde ne peuvent difficilement donner lieu à autre chose qu’un ensemble de notations impressionnistes. On sera d’accord avec rien, avec certaines choses ou avec tout, selon ses tendances politiques et sa sensibilité. D’autant que rien n’est à proprement parlé analysé et démontré, ce qui est inévitable en si peu de pages.
Il y a tout de même une toile de fond :
Le « capitalisme démocratique » est sur le point de s’effondrer, il suffit de pousser un peu. On retrouvera là le point de vue de L’insurrection qui vient, ouvrage anonyme publié par Éric Hazan aux éditions La Fabrique, désormais à lire gratuitement en ligne.
Aucune organisation politique, notamment à l’extrême-gauche, ne produit une analyse pertinente de cette situation et ne peut donc produire une stratégie adéquate. Aucune organisation libertaire n’étant citée, on peut supposer qu’elles seules échappent à cette dégradation intellectuelle. On retrouve là, dans les passages consacrés aux années 1960-1970, l’attitude de surplomb et de dédain si caractéristiques à l’époque des situationnistes et autres « autonomes » à l’égard de tous.
Mais après tout, le Manifeste du parti communiste de Marx (lui aussi à lire gratuitement en ligne) faisait à peu près le même nombre de pages, faisait le point sur la situation de l’Europe, annonçait l’imminence de la fin du capitalisme et critiquait tous les autres théoriciens socialistes. Et sa première publication resta confidentielle…
… il faut se préparer à l’« après »
Le livre a le grand mérite de rappeler que dans les situations « révolutionnaires » (acceptons provisoirement l’adjectif comme nous y invitent les auteurs), les « gens » (acceptons aussi provisoirement ce terme très neutre) sont capables d’une créativité, d’une audace, d’une capacité au changement et d’une rapidité difficiles à imaginer en situation ordinaire. Ceux qui ont vécu mai 1968 et les mois qui ont suivi ont pu voir cet effet, cette parole et cette pensée libérées, cette créativité et cette inventivité dans l’ensemble de la société, et cela même si la majorité de cette même société vote pour la réaction dès juin 1968. Bien d’autres ont pu également constater cela à des échelons moindres, dans des mouvements sociaux, des grèves, des occupations d’entreprises, des ZAD, ainsi que dans des projets collectifs de vie, de travail…
Autre mérite du livre, il n’évite pas la question essentielle de la peur du vide et de la peur du chaos amenant le retour à l’ordre qui paraissent caractéristiques de tous les processus révolutionnaires, de 1789 à la place Tahrir, en passant par 1848, la Commune de Paris, 1917, 1968…
La créativité et l’inventivité des périodes révolutionnaires impliquent qu’il est difficile d’établir un véritable programme détaillé de ce qu’il conviendra de faire « le jour d’après », mais qu’il sera impératif de faire pour contrecarrer la peur du vide et celle du chaos. Néanmoins, deux choses doivent nous guider :
Prendre des mesures qui empêcheront les retours à l’ordre, précédent ou nouveau. C’est en dehors des structures de l’ordre ancien qu’il faudra s’organiser et non pas les réoccuper.
S’auto-organiser collectivement partout, et toujours sur le principe de subsidiarité. On peut dès aujourd’hui imaginer des fonctionnements futurs en s’appuyant sur un grand nombre de pratiques actuelles.
Quelques interrogations
On regrettera la vision assez optimiste (même si on aimerait bien!…) de la révolution comme une sorte d’évaporation de l’ordre ancien, sur le modèle de la disparition de l’Union soviétique. Ce sera hélas probablement plus conflictuel. Mais après tout, c’est à une réflexion sur « le jour d’après » que l’ouvrage nous invite.
On regrettera la vision un peu « XIXe siècle » de l’État, partagée d’ailleurs par la plupart des libertaires. Elle empêche d’aborder la question essentielle de l’« État social » et de ce qu’il faudra en faire « le jour d’après ». Les développements, par ailleurs très stimulants, sur la gratuité ne peuvent suffire à répondre à la question.
On regrettera aussi que deux exemples d’expériences actuelles soient citées. Il en fallait soit beaucoup d’autres soit aucune. Si Marinaleda est très à la mode, beaucoup contestent cet exemple qui paraît reposer sur un personnage charismatique et, pour certains, discutable. Quant à résumer le plateau de Millevaches à un développement d’initiatives de jeunes depuis l’arrivée du « groupe de Tarnac » il y a 10 ans, c’est montrer une grande méconnaissance d’un territoire caractérisé par l’arrivée régulière de « porteurs de projet » alternatifs et coopérationnistes depuis maintenant 40 ans (par exemple, Ambiance bois, Champ libre, l’Atelier, le Monde allant vers…).
Enfin, on peut s’étonner qu’Éric Hazan, éditeur du Petit panthéon portatif d’Alain Badiou, ne cite pas et ne s’appuie pas sur un des textes de ce petit panthéon. Il s’agit de Critique de la raison dialectique, dans laquelle Jean-Paul Sartre traite très exactement de la question de l’incroyable créativité des moments révolutionnaires et de la question du retour à l’ordre. On trouvera une brève présentation de cette thèse pages 124-125 du document à télécharger au terme de l’article « Le Papier mâché – Un restaurant-librairie autogéré – 1978-1985 ».
(1) Kamo est évidemment un pseudonyme (pourquoi donc cet usage du pseudonyme et de l’anonymat ?!…). On peut supposer qu’il fait référence au peu connu militant bolchevik géorgien mort en 1922 plutôt qu’au personnage des livres jeunesse de Daniel Pennac (l’éponyme du personnage de Pennac pouvant d’ailleurs être ce même Bolchevik géorgien).