Comment gérer collectivement sans dirigeants ?

Si on se lance dans l’autogestion c’est a priori pour ne plus avoir de chef et pour ne plus se comporter en chef ou encore que les autres ne se comportent plus en employés irresponsables.

Certaines activités sont traditionnellement découpées en postes et responsabilités différentes. Une entreprise a différentes tâches à mener : il lui faut assurer la production, trouver des clients, faire le suivi de sa gestion, etc. Autant de choses qui pourraient justifier une organisation qui prévoit une fonction de coordination.

Si vraiment cette hiérarchie paraît indispensable pour des raisons de rapidité de prise de décision ou pour assumer la
responsabilité face à un client, pourquoi ne pas élire le responsable ou, mieux, faire tourner la fonction ? Et pourquoi ne pas aller plus loin et imaginer une prise en charge collective de la responsabilité : chacun est responsable de tout. Il s’insère dans un ensemble dont il est responsable au même titre que les autres. Et quand
bien même ces rotations se traduiraient par un surcoût – telle personne choisie ou élue responsable est moins «efficace» que telle autre, temps de réunion nécessaire à la passation de dossier, etc.- ne serait-ce pas justement le prix de la gestion collective ? L’autogestion n’est pas automatiquement plus « rentable » (bien qu’elle puisse l’être très souvent !) que l’organisation dominante du travail. Et alors ? Travailler dans les meilleures conditions possibles a effectivement un coût qu’il faut être prêt à payer, et ce d’autant
plus facilement qu’un fonctionnement autogéré dégage des marges de manoeuvres importantes.

Comment prend-on des décisions collectivement ?

Si l’on décide de se passer totalement de « dirigeants », fussent-ils élus ou provisoires, il faut alors mettre en place un système de prise de décision collective.

Deux grands types de décisions sont le plus souvent à prendre. Celles concernant le travail quotidien et celles concernant le fonctionnement général et la gestion. Il faut donc se réunir périodiquement. A priori, rien n’empêche que tout le monde participe à tout. C’est évidemment indispensable pour ce qui concerne la gestion et le fonctionnement généraux. Cela peut l’être moins en ce
qui concerne le travail quotidien, notamment en ce qui concerne la réalisation d’une tache précise. Il peut être utile de ne pas introduire trop de lourdeur et passer son temps en réunion.
Si on s’imagine souvent qu’en autogestion, on passe son temps à se réunir et à voter, ce n’est le plus souvent pas nécessaire. L’organisation du travail quotidien nécessite de se réunir hebdomadairement, mais ne nécessite aucun vote. Les nécessités du travail et le sens des responsabilités de chacun suffisent pour que les choses aillent presque de soi. Si un problème ou un désaccord surgissent, on en discute, on argumente, et
les choses avancent.

En ce qui concerne le fonctionnement général, les principes, on peut penser qu’un vote est nécessaire. Avec même des quorums et des niveaux de majorité différenciés selon le type de décision. À chacun de voir. Certains préfèrent le fonctionnement au consensus : tant que
quelqu’un n’est pas d’accord avec une décision, on discute ; la décision n’est prise que lorsque plus personne ne s’y oppose totalement (par exemple les
derniers opposants disent : « je ne suis pas d’accord, mais je ne m’oppose pas à ce que cela se fasse. »).
Un certain formalisme démocratique peut néanmoins avoir des avantages. Mais le vote à bulletin secret ne résout rien. Peut-être permet-il d’exprimer ses arrières pensées, mais il n’y a en réalité pas d’autres solutions que d’aborder explicitement les questions et de rediscuter collectivement des normes communes et de leurs conséquences pratiques.

Reste enfin l’« urgence », la décision qui doit être prise immédiatement. Il suffit de la prendre. Chacun en comprendra la nécessité. Si quelqu’un conteste la nécessité, l’urgence, on en discute et les règles de l’urgence et de la nécessité sont précisées.

Et si certains refusent de s’exprimer ou de prendre des décisions ?

Il peut arriver qu’ouvrir à tous la parole et la prise de décision ne suffise pas pour que chacun s’exprime et participe. Par timidité, par complexe, par manque d’assurance ou tout simplement d’idées, certains
ne prennent pas toute la place qu’ils pourraient occuper au sein du collectif. Ce n’est pas si grave tant que l’ouverture demeure et que la parole de la personne est constamment sollicitée par les autres et que ceux-ci ne finissent pas par prendre l’habitude de ne plus considérer la personne dans la discussion et la prise de décision. Mais il faut aussi que ce silence ne corresponde pas à un désinvestissement de la personne qui soit de fait un refus de la prise en charge collective en laissant aux autres le soin de régler les problèmes. Encore une fois tout le
monde doit s’interroger sur les raisons des différences d’investissement qui peuvent, si l’on n’y prend garde, miner profondément le principe autogestionnaire.

Informer,comprendre, former

Le plus important n’est peut-être pas les règles formelles de prise de décision mais l’information et la compréhension des problèmes posés. Pour prendre des décisions collectives et adéquates, il faut que tout le monde soit au courant de tout et pense à tout. La circulation de l’information est donc fondamentale. Les réunions et leur compte-rendu y pourvoient, mais également l’échange dans le travail quotidien. Cela est évidemment favorisé lorsque les tâches ne sont pas accomplies individuellement.

Cette circulation de l’information ne suffit pas en ce qui concerne la gestion globale de l’entreprise. Peu de gens sont formés à ces questions, savent lire des états comptables et de gestion et peu de gens en ont le goût spontanément. Dans ce domaine, c’est une véritable formation qu’il faut organiser, même si les résultats sont longs à venir. Le point est crucial. On ne peut se contenter de voir là une fonction technique transparente. Elle est au contraire source de toutes les dérives.Y compris sans la moindre mauvaise intention. La personne
qui connaît la gestion peut devenir comme «naturellement » leader, celui en qui on a confiance. Cela n’est pas répréhensible en soi. L’autogestion est même fondée sur la confiance réciproque. Mais, outre le risque de dérive de prise de pouvoir, c’est de la responsabilité collective de l’entreprise qu’il s’agit. Responsabilité qu’en outre « celui qui s’y connaît » ne souhaite peut-être pas assumer individuellement. D’où la nécessité que tout le monde s’y mette pour bien avoir conscience des enjeux de gestion.

Ce que tout le monde doit savoir

Tous dans la structure n’atteindront pas un degré de compétence complet sur les outils de suivi de gestion. Ce serait idéal, mais c’est rarement le cas. Pourtant, l’un de ces outils doit être compris et intégré par tous pour un bon fonctionnement autogestionnaire.

Il s’agit de l’exploitation. C’est l’outil qui est le reflet le plus complet de l’activité économique de la structure et de sa viabilité fondamentale. Il est donc impératif que tout le monde le comprenne. Ce n’est d’ailleurs pas si difficile : l’activité amène des recettes, mais nécessite des dépenses (salaires et charges
sociales bien sûr, mais aussi loyer, électricité, matières premières, etc.) ; l’exploitation fait l’état pour une période donnée (un an) de ces recettes (produit) et de ces
dépenses (charges). Elle permet de suivre si l’équilibre est maintenu entre les deux.

Surtout, la bonne compréhension partous de l’exploitation permet à chacun d’avoir constamment à l’esprit que chacun
de ses actes influe sur les comptes. Dans un restaurant, par exemple, si tel plat est vendu 10 euros, cela veut dire
qu’il ne doit y avoir que 3 euros de matières premières ; il faudra donc veiller à l’épaisseur de la tranche de viande. Dans une activité de services, si telle prestation est payée 50 euros, cela veut dire que le salaire net prévu est de 15 euros ; si le salarié est payé 10 euros net
de l’heure, il faudra qu’il veille si possible à ne pas faire le travail en plus d’une heure et demie.

C’est d’ailleurs ces exemples concrets qui seront le meilleur support de l’apprentissage par tous de la gestion. La mise au point, avec la participation de tous, de tarifs ou de devis facilite l’apprentissage et l’entretien de la compréhension du fonctionnement économique de la structure. Il faut donc tous se mettre autour de la table et se poser toutes les questions :
combien de matière première pour ce produit ? combien de temps de travail direct ? quelle part de coûts indirects
(loyer, matériel, temps de travail indirect, etc.) ? quel coût global ? quel est le “ prix du marché ” ? quelle marge peut-on dégager ? Sinon, y a-t-il une autre solution
en modifiant l’un des éléments ?

Cela peut paraître lourd et fastidieux. Certains, peut-être, paraîtront ne jamais comprendre. En réalité, tous progresseront, à leur rythme, et surtout tous auront profondément conscience que l’équilibre économique doit être une préoccupation constante, que « l’argent ne tombe pas du ciel ». La responsabilité collective de la structure s’en trouvera renforcée. Ce seul résultat s’avère vite inestimable. Ajoutons que cet exercice constitue également un excellent moment de partage et de transmission des savoirs sur le travail, en particulier si
celui-ci est parcellisé.

A qui appartient une structure autogérée ?

Dans nos sociétés, la propriété juridique est source de pouvoir absolu sur le bien possédé. Il y a donc une condition préalable indispensable de cette autogestion radicale et immédiate : la propriété collective et égalitaire de la structure. Il s’agit avant tout que la structure n’appartienne pas à quelqu’un d’autre que ceux
qui y travaillent ni qu’elle appartienne plus à certains qu’à d’autres. Il s’agitsurtout de neutraliser toute possibilité de prise de pouvoir extérieure ou intérieure
plutôt que d’assurer à chacun une possession. Se pose bien sûr la question de l’apport des capitaux nécessaires au fonctionnement de l’entreprise : tout le monde n’en a pas les moyens. Cela peut constituer une véritable objection dans nombre de cas. Mais cela ne l’est pas dans nombre d’autres. L’ampleur de l’investissement nécessaire dépend évidemment du type de projet économique. Une activité de service demande moins de capitaux qu’une activité industrielle, mais il est toujours possible de commencer
petit.

Il est bien sûr difficile de définir un seuil précis. Certains ont plus de disponibilités que d’autres. Mais les emprunts existent, aux familles, aux amis, aux banques. Ils
peuvent être remboursés par un prélèvement plus ou moins modeste sur les rémunérations. On peut également commencer
modestement et réaliser une accumulation de capital progressive. Enfin, plus d’un Français sur deux est propriétaire de son logement ; il a souvent pour
cela économisé sur un plan d’épargne logement et emprunté ensuite des sommes importantes. Peut-être certains pourraient s’interroger sur cet indispensable accès à la propriété du logement et sur ce dispensable accès à la propriété de son outil de travail ? Consacrer quelques
centaines d’euros pendant quelques temps à la propriété de son outil de travail peut paraître essentiel et pas hors de
portée. L’essentiel pendant cette période est de veiller à une scrupuleuse égalité de la répartition de la propriété.

Faut-il se jeter tout de suite à l’eau ?

Comment fait-on ?

On fait. Do it pour reprendre le slogan de Jerry Rubin honteusement récupéré par Nike. On décide la suppression immédiate et complète de toute inégalité, de toute hiérarchie et de toute division. Et l’on voit. Une sorte d’An 01 aussi.

Il n’y a a priori aucune raison d’envisager une « période de transition » qui aurait pour but que chacun s’adapte à la situation nouvelle. Il peut sembler que l’abandon de rémunérations élevées pour certains, la prise de responsabilité très lourde pour d’autres nécessiteraient une évolution lente. On commencerait par une réduction de la hiérarchie des salaires, l’élection du patron, etc. En fait, le risque est grand d’un rapide retour en arrière, car, à la moindre difficulté, chacun est susceptible de se replier sur ses positions antérieures. Nous choisissons plutôt de “ brûler nos vaisseaux ”, de se jeter à l’eau. Mais après tout, le suffrage universel a mis plus de 150 ans pour être effectif en France et le suffrage censitaire puis masculin n’ont pas entraîné de retour en arrière. Donc, chacun fait comme il veut, il peut, il sent.

L’égalité des rémunérations, l’absence de hiérarchie et de division du travail ne suppriment pas toutes les questions qui se posent dans les entreprises traditionnelles. Simplement, elles contraignent à les aborder autrement. Fondamentalement, la question est : puisque par principe nous sommes tous strictement égaux, comment faire pour que chacun apporte le mieux qu’il peut ? C’est-à-dire travaille du mieux qu’il peut et prend en charge l’ensemble du mieux qu’il peut. Sachant que l’on a comme outils que la coopération, la confiance et la persuasion.
On verra rapidement que ce n’est pas plus difficile et traumatisant et pas moins efficace que la compétition et le rapport de force. Et ni plus “ idéologique ” ni
moins “ pragmatique ”.
Dans un groupe autogéré, il faut que chacun puisse participer de la même manière à la prise de décision, sans hiérarchie aucune. Mais il ne suffit pas de décréter la disparition du chef pour que le pouvoir disparaisse. Il s’agit donc d’organiser concrètement l’égalité de tous. Gérer une entreprise autogérée c’est gérer de la coopération et de la confiance.

Faut-il écrire ses principes ?

Il ne s’agit pas bien sûr de sombrer dans un formalisme excessif. D’autant plus qu’il ne protège que de peu de chose. Se réfugier, en cas de désaccord important, derrière des statuts qui ont tout prévu ne résout rien.Tout juste cela peut-il et doit-il contraindre à trouver une solution collective.
Pour autant, fixer clairement les règles de base du fonctionnement de manière à ce qu’elles soient compréhensibles et sans ambiguïté pour tous est indispensable. Que ces règles soient écrites ou pas
importe peu. Il suffit qu’elles soient suffisamment claires pour pouvoir être écrites. Ce n’est qu’au niveau des modalités plus concrètes qu’une certaine faculté
d’adaptation peut être nécessaire.

Mais il n’est pas plus mal que, même si cela peut être modifié ou « souplement» appliqué, cela soit tout à fait clair donc« écrivable ».

Le fonctionnement autogéré est-il plus important que ce
que l’on met en oeuvre ? Jusqu’où aller dans l’autogestion ?

Tout dépend du projet. S’il s’agit d’abord d’une envie autogestionnaire, le choix de l’activité économique dans une certaine mesure importe peu. Seul compte sa viabilité et son organisation en adéquation avec un fonctionnement
autogéré. En revanche, il peut arriver que le fonctionnement autogéré ne soit que le corollaire ou une envie secondaire annexée à un projet d’un autre ordre : militantisme politique, action humanitaire, culturelle, projet de sauvegarde de l’environnement, de développement
local, de travail social, etc. Dès lors toutes les gradations sont possibles dans le refus du pouvoir et des hiérarchies (des fonctions, des salaires, des compétences, du capital, etc.). L’autogestion n’est exclusive d’aucune action ou revendication autre et porte en lui des fondements politiques qui sont déjà suffisamment ambitieux et révolutionnaire pour suffire à remplir son militantisme.

Et si on changeait le monde ?

Le désir d’autogestion ne naît pas seulement du refus du salariat traditionnel. Il est indissociable d’une envie de changer les choses en commençant tout de suite d’agir sur soi et son environnement proche. Les analyses et programmes de nos camarades d’extrême gauche (organisations politiques, syndicales et associatives) nous laissent toujours extrêmement dubitatifs sur l’écart
entre la pertinence de la critique du système libéral mondial et la faiblesse des représentations du type de société souhaitée.

Il va de soi que nous sommes d’accord sur la critique du libéralisme, de l’échange inégal Nord-Sud, sur les revendications des chômeurs, des sans logis, des sans papiers, sur les revendications pour travailler moins, être payé plus, avoir une bonne protection sociale, etc. Mais quelles valeurs sous-tendent tout cela ? L’égalité, la coopération, la solidarité. Pourquoi ne les mettons nous pas en avant comme organisant concrètement notre société future ? Pourquoi ne les mettons-nous pas en oeuvre partout où et dès que cela est possible ?

Le désir d’autogestion ne naît pas seulement du refus du salariat traditionnel. Il est indissociable d’une envie de changer les choses en commençant tout de suite d’agir sur soi et son environnement proche. Les analyses et programmes de nos camarades d’extrême gauche (organisations politiques, syndicales et associatives) nous laissent toujours extrêmement dubitatifs sur l’écart
entre la pertinence de la critique du système libéral mondial et la faiblesse des représentations du type de société souhaitée.

Il va de soi que nous sommes d’accord sur la critique du libéralisme, de l’échange inégal Nord-Sud, sur les revendications des chômeurs, des sans logis, des sans papiers, sur les revendications pour travailler moins, être payé plus, avoir une bonne protection sociale, etc. Mais quelles valeurs sous-tendent tout cela ? L’égalité, la coopération, la solidarité. Pourquoi ne les mettons nous pas en avant comme organisant concrètement notre société future ? Pourquoi ne les mettons-nous pas en oeuvre partout où et dès que cela est possible ?

Contre l’exotisme de gauche

Tous à Porto Alegre ! L’engouement pour la démocratie participative à la brésilienne touche tous les mouvements de gauche et même au-delà. Si on ne peut que souscrire à l’ensemble des thématiques et revendications qui ont été
développées à Porto Alegre, il faut également s’interroger sur la résurgence de l’exotisme dans la lutte anti-mondialisation qui vient souvent masquer que des alternatives existent et sont possibles, ici et maintenant. N’y a-t-il pas dans cet enthousiasme une nouvelle variété d’exotisme dont la gauche française est
friande ? Après le Chiapas, Porto Alegre. Et ce après, et en vrac, le Portugal, la Chine, Cuba, la Yougoslavie… Toujours cet « ailleurs », à la fois proche et lointain, où les luttes et les pratiques seraient plus riches et fécondes.

De la « mondialisation » et de ces méfaits,
on nous parle. Mais l’ennemi, ce sont les gigantesques entreprises mondialisées, le système financier et boursier mondial, l’OMC et le FMI, etc. Réserver toute activité militante à la critique de ces organismes, lointains et inaccessibles, c’est renvoyer à un futur lointain toute
possibilité de changement. Des alternatives développées dans les pays du sud, on nous parle également. Mais on peut s’étonner de l’étrange silence sur ce qui nous est proche géographiquement. Certes, de manière cyclique revient le coup de projecteur sur les ravages du chômage et des processus d’exclusion. Mais les exclus, eux aussi participent de cette mécanique de l’ailleurs proche-lointain par leur exclusion même. En revanche, combien
de reportages, d’émissions, de mobilisations et interpellations sur la violence du monde du travail, sur la condition ouvrière, sur la hiérarchie omniprésente dans notre société, sur les luttes et les pratiques d’ici et de maintenant ?

Travailler à changer le monde ici aussi

Il va de soi qu’il faut lutter pour plus de justice dans les rapports nord-sud, soutenir le commerce équitable, exiger la taxation des opérations boursières, manifester
contre le FMI et la Banque Mondiale et s’intéresser aux pratiques et aux luttes d’ailleurs. Il n’en reste pas moins
que cet engouement pour l’exotisme, alors même qu’on se satisfait du silence qui règne ici autour de notre insatiable appétit de pouvoir et de richesses, est
pour le moins suspect.

Entreprise autogérée, nous ne sentons que très épisodiquement l’intérêt de nos camarades de gauche. Qui ne cessent pourtant de parler de « mise en commun de pratiques économiques et sociales alternatives », de renforcer la « conviction qu’un monde plus juste est possible » et de « contribuer à sa construction ». Mais nous constatons que l’on appuie peu les quelques expériences (malheureusement encore trop rares) où les décisions se prennent collectivement, où le salaire est égal pour tous, où le refus de la hiérarchie est une
préoccupation constante. Il est urgent d’interroger les pratiques du quotidien, au travail, dans la vie de tous les
jours, pour essayer d’appliquer ici et tout de suite les principes célébrés ailleurs. Pour qu’ils ne suscitent pas seulement l’enthousiasme lorsqu’ils sont développés à quelques milliers de kilomètres.

Une utopie même pour l’extrême gauche ?

Deux principales questions « de fond » nous sont régulièrement opposées sur le fonctionnement de structures autogérées. Celle de la taille critique audessus de laquelle une structure ne peut plus être autogérée intégralement et celle de la généralisation du modèle. Les
deux questions se rejoignent d’ailleurs et sont le plus souvent complétées par nos camarades d’extrême gauche par
l’inévitable affirmation que des îlots autogérés dans une société qui ne l’est pas sont impossibles. Les pouvoirs en place ne les toléreraient pas et leur créent des conditions impossibles. Seules des luttes autogérées peuvent mener à la prise du pouvoir global et à la mise en place d’une société entièrement autogérée. Il semble pourtant que développer des initiatives autogérées ne nuit en rien à une lutte plus globale s’attaquant aux fondements
de la société actuelle. Au contraire, elle montre que même en environnement  » hostile  » des groupes parviennent à définir des bases différentes aux relations humaines.

Revendications et expérimentations pratiques peuvent donc être menées de front. Autant que les luttes autogérées auxquelles se limitent (mais c’est déjà extrêmement pertinent) nos camarades libertaires, vivre concrètement
l’autogestion est extraordinairement formateur, politiquement, économiquement, socialement et humainement. Ceux qui vivent l’autogestion ont une pensée qui reste le plus souvent extrêmement critique et concrète. Ils sont de tous les combats, de tous les rassemblements… et sont toujours un peu surpris de l’arrêt à un certain type de critiques de la part de leurs camarades de gauche, tant sont possibles les passages à l’acte, les réalisations
concrètes et enrichissantes.

Quant aux difficultés que peut connaître une entreprise autogérée, voire son échec économique complet, on ne peut
évidemment les nier. Celle-ci peut être effectivement amenée à baisser les salaires, mettre au chômage technique,
voire licencier. Et cela peut être encore plus difficile à vivre pour ceux qui ont très peu de moyens, financiers ou culturels. Mais ces difficultés et ces échecs économiques ne sont pas plus nombreux que ceux des entreprises traditionnelles. Rappelons qu’il y a en France près de 50
000 faillites par an (dont plus de la moitié concernent des entreprises de moins de 5 ans) et les conséquences sur les personnes y sont infiniment plus violentes. A tous points de vue, l’autogestion en situation de crise est moins pire. les salariés ne paient pas la note plus que les patrons.

Difficile enfin d’évaluer la taille critique
d’une structure autogérée, tant les expériences sont diverses. Si la plupart des structures sont de petites tailles, certaines exceptions notables ont montré que l’autogestion était possible à grande échelle. À un certain stade, sans remettre tout en cause, il est probable qu’il faut adopter un fonctionnement répartissant le travail à des sous-groupes et ne faire appel à tous
que pour les grandes décisions. Mais il est possible aussi d’essaimer en créant une structure soeur, appuyée sur la première pour le démarrage puis autonome par la suite même si demeurent des passerelles et des synergies.

Notre propos est donc simplement d’inciter à la pratique. La société dans laquelle nous vivons n’est pas absolument
déterminée, pas la seule possible. De la multiplication des expériences peuvent naître de nouvelles manières d’envisager les choses, des modes d’organisation et de vie différents, etc. Qui peut dire aujourd’hui ce que nous sommes capables d’inventer et d’imaginer ? Si les étatsmajors des multinationales dominent le monde, la réponse n’est pas seulement dans la création d’organisations mondiales d’opposition à ces multinationales. Il faut qu’il y ait une traduction concrète dans notre vie quotidienne et dans nos valeurs
de cette opposition. Or, toute critique et toute revendication sur la hiérarchie des salaires et des fonctions ont totalement disparue. Tout juste se scandalise-t-on des rémunérations et des stocks options des
grands patrons, sans que cela interroge sur l’écart de rémunération entre soi et son supérieur ou son inférieur hiérarchique. Quelle organisation fait aujourd’hui son cheval de bataille de la réduction, sinon de la disparition, de l’échelle des salaires ?

Marre de ce boulot ?

Pourquoi certains aujourd’hui continuent de créer des lieux de travail autogérés ? Au départ, il y a toujours une critique du fonctionnement des entreprises traditionnelles.
Un système de trois facteurs apparaît rapidement injuste, inefficace, voire absurde : l’inégalité (de l’argent), la
hiérarchie (du pouvoir), la division du travail (de la compétence, de la spécialisation, de l’efficacité).

Pourquoi certains aujourd’hui continuent de créer des lieux de travail autogérés ? Au départ, il y a toujours une critique du fonctionnement des entreprises traditionnelles.
Un système de trois facteurs apparaît rapidement injuste, inefficace, voire absurde : l’inégalité (de l’argent), la
hiérarchie (du pouvoir), la division du travail (de la compétence, de la spécialisation, de l’efficacité).

Une critique de l’entreprise traditionnelle

L’entreprise traditionnelle prétend fonctionner selon des critères « pratiques », « rationnels », comme issus de la nature des choses et des êtres. Les êtres humains ne sont pas égaux, n’ont pas les mêmes capacités et le fonctionnement d’un lieu de travail ne peut que refléter ces inégalités que l’on qualifiera pudiquement de « différences ». Il faut donc que quelqu’un organise ce lieu de travail, assigne des tâches en fonction des compétences de chacun, veille à leur exécution et rémunère chacun en fonction du service rendu.
En réalité, on constate rapidement que personne n’est satisfait de la place qu’il occupe dans l’organisation du travail, de son niveau hiérarchique et de salaire. Personne
n’est satisfait non plus de son supérieur ou de son inférieur hiérarchique et de leur niveau de rémunération.



 Je travaille plus (ou mieux) que X et on est
payé pareil

 Je suis moins bien payé que Y alors qu’on fait
le même travail

 Mon supérieur hiérarchique ne connaît pas
le travail à faire

 Il (elle) n’occupe son poste que grâce à son
diplôme (ou par piston familial, sexuel, etc.)

 Il (elle) est payé(e) à rien faire

 Si on faisait comme je dis, ça fonctionnerait
beaucoup mieux

 S’il (elle) n’était pas là, ça fonctionnerait aussi
bien, voire mieux

 Avec tout ce que je lui rapporte, il pourrait
mieux me payer

 Ils m’ont licencié les salauds

 Regardez les chiffres ! Si on ne réduit pas les
effectifs on est obligé de fermer

 Si je l’augmente, je vais être obligé d’augmenter
les autres

 Si je les augmente, j’ai plus qu’à mettre la
clef sous la porte

 Ils (elles) ne comprennent pas la difficulté de
gérer une entreprise, etc.

Qui n’a jamais entendu ou prononcé ce type d’argument ? Il est d’ailleurs difficile d’échapper à ce système de critique généralisée puisque, pour améliorer son sort, il est indispensable de faire ressortir l’inadéquation de sa position au regard de son activité, de son rôle et de sa compétence, ce qui passe inévitablement par la critique des autres.

Une incapacité explicative

Ajoutons à cette insatisfaction générale le fait qu’aucune réponse satisfaisante n’est apportée dès qu’une question précise est posée sur les fondements «naturels » du management d’entreprise.
Ainsi pourquoi payer Monsieur X 20 % de plus que Monsieur Y et pas 15 % ou 25% ? Pourquoi une échelle des salaires
dite « raisonnable » s’étalonne de 1 à 20 et pas de 1 à 2 ou de 1 à 200 ? Malgré l’abondante production de guide en management, aucun critère rationnel n’a encore été avancé pour pouvoir estimer correctement le rendement d’un salarié
et encore moins pour déterminer le niveau de salaire « exact » correspondant à ses capacités. Difficile aussi d’obtenir une réponse satisfaisante sur les qualités objectives qui justifient que X est toujours plus apte que Y pour organiser le travail ou prendre les décisions. L’organisation du temps de travail est aussi l’occasion
de se voir asséner des « évidences » du style : « il est plus facile de s’organiser sur des semaines de 39 h que
de 35 h ». Et pourquoi pas des semaines de 47h3/4 ou de 26h1/3 ?
Le paradoxe réside dans le fait que les critères prétendument « rationnels », «inévitables », d’inégalité, de hiérarchie et de division défendus dans les entreprises,
ne sont en fait reconnus par personne et que la « raison » ne puisse se faire entendre à aucun point de vue. Car en
réalité, gérer une entreprise traditionnelle c’est gérer en permanence de la compétition et des rapports de force
internes. Ruse de la raison, les idéologues de l’entreprise prétendent que c’est justement là que réside son efficacité.
Rien ne prouve dans les faits que ce système fondé sur l’inégalité et l’intérêt individuel soit plus efficace.

Un renversement des valeurs… pas si renversant

C’est à un complet renversement des valeurs qu’invitent ceux qui fonctionnent en autogestion. Nous ne sommes ni plus ni moins idéologiques que les tenants de l’entreprise traditionnelle. Simplement, nos a priori idéologiques sont différents. Étant donnés l’impossibilité de résoudre
rationnellement les questions que posent l’inégalité, la hiérarchie et la division, et l’insatisfaction et les conflits qui y sont liés, pourquoi ne pas y répondre radicalement une fois pour toutes et voir ce qui se passe ? Pourquoi ne pas faire le pari de l’égalité, de l’absence de hiérarchie et de division, de la coopération, pour voir si des difficultés surgissent et sont plus insurmontables que les précédentes ?
Après tout, nous avons déjà l’expérience de ce type de fonctionnement dans d’autres domaines et même si nous ne
les jugeons pas parfaits, ils fonctionnent. Dans nos systèmes démocratiques, les citoyens sont égaux. Du moins en principe. Et ce principe n’est pas totalement sans effets. Le bulletin de vote d’un chômeur sans diplôme vaut celui d’un énarque. Cela irrite d’ailleurs les experts en tout genre qui pensent tout bas que le pouvoir devrait leur être dévolu mais qui sont tout de même obligés de faire avec.